Je ne pouvais qu'être sensible au parallèle entre la mélancolie et cette histoire de fin du monde à laquelle on se laisse délicieusement prendre dans le huis clos protecteur et mortifère des deux sœurs et du petit garçon.
Mais ce qui reste encore le plus gravé en moi aujourd'hui, ce sont ces images.
« la façon dont la lumière s’éteint dans les yeux » |
J'aime le geste de Justine, un très ancien souvenir qui me revient... |
La critique que j'ai trouvé la plus éclairante est celle de Anne-Violaine Houcke dans Critikat.
J'en reproduit un large extrait ici :
"Melancholia est
un film en deux parties, sobrement intitulées « Justine », et
« Claire », du nom des deux sœurs qui gravitent dans l’espace du film.
Chaque sœur a sa planète : Claire (Charlotte Gainsbourg) a la Terre,
Justine (Kirsten Dunst) a Saturne. C’est un « diptyque », donc (puisque
l’iconographie picturale a la part belle dans le film). Renommons les
deux volets du diptyque. Première partie : La Terre. Seconde partie :
Saturne. Mais les deux volets se regardent, se répondent. Miroir. Échos.
La Terre
La première partie est la descendante directe de Festen,
mais sur un mode « spectaculaire ». « Spectaculaire », car Justine
épouse Michael (Alexander Skarsgård), et tout mariage est une mise en
scène. Surtout celui-ci, organisé dans les moindres détails par Claire,
dans la somptueuse maison sur un golf qu’elle habite avec son mari John
(Kiefer Sutherland). Le mariage fonctionne comme la métonymie du système
social dans son ensemble : il en est le symbole, la manifestation la
plus éclatante des mécanismes par lesquels la société reconduit, affirme
et expose les codes qui la régissent. Mais alors que, dans Festen,
tout éclatait au grand jour, ici, tout reste en sourdine. Car nous ne
sommes pas, précisément, dans l’intimité familiale : tout le monde ici
est en représentation dans les salles illuminées de la splendide
demeure. Pourtant, la belle ordonnance du mariage se fissure de part en
part : ainsi, la mariée et la mère partent prendre un bain alors même
qu’on attend Justine pour le grand moment de la pièce montée. Les
chambres de la maison, ses couloirs, sont autant de coulisses où l’on
enlève, justement, ses habits de parade, où les masques tombent. Le père
(John Hurt), sorte de fou du roi plutôt que roi, qui s’enfuit dans la
nuit au moment où Justine a le plus besoin de lui. La mère, une
Charlotte Rampling incroyablement haineuse, monstre glacial et désabusé.
Et l’amour-haine qui attache Claire à cette sœur apparemment si
fragile. Au cœur de la fête aussi, en réalité, les signes des tensions
qui gangrènent les relations familiales, mais aussi sociales
(professionnelles notamment), sont bien visibles. Mais Lars von Trier
montre remarquablement à quel point les invités savent ne pas les voir.
Les signes du délitement de la fête s’accumulent. Délitement accentué,
dans la mise en scène, par le mouvement incessant de la caméra portée à
l’épaule, et par les coupes brusques qui créent un univers chaotique là
où l’ordre tente, envers et contre tout, de régner. Mais la fête
continue, comme si de rien n’était, provoquant un très profond sentiment
de malaise.
Charlotte Gainsbourg est ici à mille lieues du rôle qu’elle incarnait dans le dernier film du réalisateur danois, Antichrist. Tout comme Melancholia
est a mille lieues de ce précédent film, hystérique. L’état dépressif
n’est plus sien : c’est celui de sa sœur, Justine. Et encore, la
dépression n’est que la manifestation apparente d’un état d’âme bien
précis : la mélancolie. Claire, au contraire, est, risquons le jeu de
mot, « terre-à-terre » : elle est la figure de la raison – de la
science, même, par laquelle elle tentera de se rassurer dans la seconde
partie. C’est elle qui a organisé, à la minute près, la cérémonie du
mariage, et qui ne cesse de ramener sa sœur à l’intérieur de ce cadre
strict. Difficile pari, quand la mariée arrive avec deux heures de
retard à sa propre fête, qu’elle décide de prendre un bain au beau
milieu de la soirée, ou qu’elle s’échappe dans la nuit profonde du golf.
Elle flotte comme un grand lys
Justine, justement, est évanescente. Absente à ce monde,
sans cesse évanouie, sans cesse en voie de disparition. Elle assiste à
son mariage, malgré elle, plutôt qu’elle ne se marie : elle y participe,
tel un automate au mécanisme sans cesse remonté par sa sœur Claire,
pour éviter qu’il ne tombe et ne quitte la piste. On ne peut que se
réjouir du choix de Kirsten Dunst (Prix d’interprétation féminine à
Cannes), dont la blondeur et la peau diaphane lui permettent de
traverser le film comme en flottant.
Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys
écrivait Rimbaud. Le tableau du peintre préraphaélite qui donna à l’héroïne d’Hamlet
sa représentation la plus connue, John Everett Millais, fait d’ailleurs
partie du merveilleux prologue du film, qui fait se succéder des œuvres
« canoniques » (la Melencolia de Dürer par exemple)
et des plans-tableaux sidérants d’une Justine flottant dans des univers
symboliques (et symbolistes), dans des atmosphères d’un lyrisme inouï.
Lars von Trier rattache Justine à un monde qui tient à la fois du
romantisme littéraire et de l’expressionnisme cinématographique (le
second étant de toute façon un héritier du premier). La mélancolie,
cette maladie qui l’isole du commun des mortels, fait affleurer le
fantastique dans le film. Or, c’est précisément là que tient le génie de
Lars von Trier : en ancrant profondément les manifestations
symptomatiques de la maladie dans le contexte d’une oppressante et
hypocrite mise en scène sociale – le mariage de Justine –, il inscrit
tout le développement de son film dans un cadre très réaliste qui va
pourtant insensiblement nous tirer peu à peu vers une dimension
fantastique, qui s’épanouit alors dans la seconde partie.
D’une certaine manière, on pourrait dire qu’il réussit
alors le film-catastrophe le plus angoissant qui ait été réalisé.
Justine n’est pas folle, capricieuse ou même dépressive. Dans la théorie
des humeurs d’Hippocrate, la mélancolie est un excès de bile noire (des
termes grecs « mélas », la bile, et « kholé », noire), dont l’excès
entraîne un sentiment intense de tristesse, de détachement d’un monde
dont le sujet mélancolique perçoit la vanité. Dans la cosmologie, la
planète de la mélancolie est justement Saturne. Piégée dans ce bain de
conventions et de rites sociaux, Justine ne peut que sombrer dans un
état de plus en plus dépressif, et il ne serait pas absurde de penser
que le rapprochement de la planète Saturne n’est que la réponse à un
appel que tout son corps lance à la destruction de ce tissu de rites, de
codes qu’est la Terre. Non pas une création de l’esprit (dans la
seconde partie, nous ne sommes pas dans le cerveau d’une malade), mais,
réellement, une production de son état d’âme. Les mélancoliques sont des
génies, des artistes : c’est là le sens véritable de cette seconde
partie, qui n’est autre que l’arrivée de cette âme-sœur que Justine
appelle de tous ses vœux. Et que sa véritable sœur, Claire, redoute de
toutes ses forces. Saturne est aussi, de ce point de vue, la rivale qui
vient enlever Justine à Claire. Justine la mélancolique est donc la
véritable artiste de la seconde partie : c’est elle qui génère ces
images d’une stupéfiante beauté, ces « clairs de Saturne », pourrait-on
dire, qui illuminent la nuit et le golfe d’une lumière surnaturelle.
C’est elle, peut-être, qui fait résonner l’air somptueux du Tristan et Isolde
de Wagner. Tout comme c’est elle qui construit, avec le fils de Claire,
cette tente magique dans laquelle ils attendront la fin du monde. Tout
est dit ici : la mélancolique et l’enfant sont les deux seuls êtres du
film à n’être pas encore conditionnés par le système social. Les deux
seuls aussi à conserver en eux un imaginaire créateur.
« Et quand il eut dépassé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre [1] »
Si Lars von Trier n’avait plus à prouver qu’il était
maître dans l’art de la mise en espace, jamais, peut-être, il n’aura
atteint une telle maîtrise. À l’intérieur d’un même décor, le
réalisateur construit deux espaces opposés. Melancholia
est un huis clos, ou plutôt deux huis clos dans un même lieu : le golf,
et surtout la riche demeure qui le surplombe. Comme dans les romans
gothiques puis romantiques, comme dans le cinéma expressionniste, la
demeure isolée s’avère être un piège, pour Justine dans la première
partie, pour Claire dans la seconde. Dans la première scène du film,
Justine, tout juste mariée, approche de la maison dans une limousine
blanche avec son époux : mais la voiture est bloquée à un virage, il est
impossible d’aller plus loin, il va falloir continuer le chemin seul, à
pied. C’est là le premier signe de la nature fantastique du lieu dans
lequel elle se rend. Songeons au passage de Hutter dans le domaine sur
lequel règne Nosferatu, dans le film de Murnau.
Piégée dans ce haut-lieu des conventions, Justine s’en
échappe, comme aimantée par Saturne. Sur l’immense étendue devant la
demeure, la lumière est bleuâtre, émanant de Saturne, et les ombres sont
doubles, l’une projetée par la lune, et l’autre par la planète de la
mélancolie. Quand Justine marche sur l’herbe, elle n’a qu’une ombre :
étrange effet d’éclairage, qui nous ramène tout droit aux éclairages
fantastiques de l’expressionnisme cinématographique. À l’inverse, dans
la seconde partie, Claire ne parviendra pas à quitter ce château,
désormais vidée de ses invités, et dont les grandes salles vides ne
résonnent désormais plus que des hennissements des chevaux. Bruits de
mauvais augure. C’est, très symboliquement, un pont que le cheval de
Claire refuse à deux reprises de franchir, lui refusant de quitter le
lieu. Le piège se referme, l’étau se resserre. Sa manifestation la plus
oppressante, littéralement, est cet air qui se raréfie à l’approche de
la planète, et qui fait suffoquer Claire. Il ne s’agit pas là que d’un
indice de la menace qui s’approche : c’est la mort déjà à l’œuvre.
Justine le sait depuis le début, le mélancolique étant un clairvoyant.
Et nous le savons, nous aussi, qui avons vu le prologue.
Apokalupsis
La seconde partie, donc, déplie le film dans son
prolongement catastrophiste, et Lars von Trier nous offre sans aucun
doute une des belles fins de films de l’histoire du cinéma. La structure
dramatique de cette partie repose entièrement sur « la danse de la
mort » que Saturne effectue avec la Terre : elle s’en approche une
première fois, la contourne, s’en éloigne, avant de retourner pour la
heurter de plein fouet, comme dans une parade de séduction. Danse de
désir et de mort, donc, Eros et Thanatos. La tension suit ces courbes
décrites par la planète, tension palpable dans le visage contracté de
Charlotte Gainsbourg et dans ses gestes brusques, et l’angoisse se
glisse aussi imperceptiblement en nous, grâce à la bande-son qui relaie
les réactions de la nature à l’approche du danger. On entend
inconsciemment les chevaux hennir bien avant d’en avoir conscience, et
l’angoisse est déjà là. C’est sur ce mode que Lars von Trier réussit la
somptueuse scène finale. Jamais on aura si bien montré que la force de
l’image réside peut-être moins dans ce qu’elle montre que dans ce
qu’elle suggère : en d’autres termes que le hors-champ est bien ce qui
vient habiter l’image, en ce qu’il y dissémine ses signes : traces d’une
présence encore absente, mais qui menace d’envahir le champ. Alors que
Saturne approche désormais irrémédiablement, la caméra cadre les deux
sœurs et le petit garçon, blottis sous la tente magique construite par
Justine, et c’est sur leurs visages que l’on voit la collision se
produire. C’est seulement à cet instant que Lars von Trier se permet de
faire passer plein champ l’image de l’apocalypse. Le mot apokalupsis signifie en grec : révélation, enlèvement du voile.
Par le titre qu’il a choisi, Lars von Trier s’est
inscrit d’emblée dans une filiation philosophique, littéraire,
esthétique et iconographique extrêmement riche, mais dont la richesse
même a pu conduire à « dévitaliser » le thème même de la mélancolie. En
d’autres termes, à favoriser la naissance de clichés. Le prologue du
film revendique ouvertement la filiation iconographique, et le film
lui-même, en quelques-unes de ses scènes les plus évocatrices, joue de
cette iconographie, en la revitalisant. Ainsi, lorsque Justine, dans la
première partie, remplace tout à coup les reproductions qui sont
présentées dans le bureau de son père – des tableaux abstraits – par des
peintures figuratives qui expriment son état d’âme. Plus discrètement,
dans la seconde partie, alors que Saturne est toute proche, Claire part à
la recherche de Justine, qu’elle retrouve allongée au bord de l’eau, au
milieu des plantes aquatiques, offrant son corps nu à la planète bleue.
L’Ophélie de John Everett Millais est devenue la Justine de Lars von
Trier, une mélancolique dont le corps se teinte de bleu dans cette
étreinte avec Saturne.
Anne-Violaine Houcke
Notes
[1] Cette phrase indique, dans Nosferatu
(Murnau, 1922) l’entrée de Hutter sur les terres du vampire. Territoire
mystérieux et surnaturel, où les phénomènes n’obéissent plus aux lois
terrestres.
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