vendredi 2 mars 2012

Emily Dickinson - Le bruit dans la Mare, à Midi surpasse mon piano...


“ Vous me demandez quels sont mes compagnons : les Collines — Monsieur — et le couchant — et un Chien — aussi grand que moi — que mon Père m’a acheté — Ils valent mieux que des Êtres — parce qu’ils savent — mais sont muets — et le bruit dans la Mare, à Midi — surpasse mon piano. J’ai un Frère et une Soeur — ma mère ne se soucie pas de la pensée — Père, trop absorbé par ses Dossiers — pour remarquer ce que nous faisons — Il m’achète beaucoup de Livres — mais me supplie de ne pas les lire — car il craint qu’ils n’ébranlent l’Esprit. Ils sont religieux — sauf moi — et chaque matin, s’adressent à une Éclipse — qu’ils appellent leur "Père". Mais j’ai peur que mon conte ne vous lasse — je voudrais apprendre — Pourriez-vous me dire comment grandir — ou est-ce intransmissible — comme la Mélodie — ou la Magie ? ”

(Extrait de la lettre à Higginson du 25 avril 1862)
 Emily Dickinson | Lettres aux amies et amis intimes
Domaine Romantique, éditions Corti, mars 2012
Traduction de Claire Malroux

Le site des éditions José Corti donne ce commentaire :
   
"Claire Malroux a rassemblé en un seul volume les correspondances féminines et masculines de Emily Dickinson, publiées il y a quelques années.
Ces correspondances ont un point commun : elles ont poussé Emily Dickinson à forger une prose aussi incandescente que sa poésie, à créer une forme littéraire sans équivalent. Un entrelacement de prose haussée au niveau de la poésie, et de poésie, tantôt ramenée presque au niveau de la prose, tantôt culminant en fulgurations ou éblouissantes condensations. On pourrait parler de texte-Centaure, ou plutôt de texte-Pégase, dont le corps de prose-cheval battrait au rythme d’ailes de poésie.
     Lettres de haut vol, donc, gardant intacte, au travers d’émotions contradictoires ou de surprenants messages, la force du secret d’où procède toute l’œuvre.
 

“Une lettre me donne toujours l’impression de l’immortalité parce qu’elle est l’esprit seul sans ami corporel. Tributaire dans la parole de l’attitude et de l’accent, il semble y avoir dans la pensée une force spectrale qui marche seule — Je voudrais vous remercier de votre grande bonté mais n’essaie jamais de soulever les mots qui m’échappent.”
Emily Dickinson, Lettre à Thomas W. Higginson de juin 1862


Plus qu'aucune autre correspondance, peut-être, celle de Emily Dickinson est une œuvre de création, un terrain littéraire ou dramatique où le poète est à la recherche d'un moi à la fois réel et fictif, plus authentique que le moi perçu par le société. Un dialogue entre soi et soi, devant un tiers privilégié, plus proche que le public inconnu auquel s'adressent en dernier ressort les poèmes.
Emily Dickinson se sent de plain-pied avec les femmes, et sans doute même a-t-elle conscience de la supériorité que lui confère son génie d'artiste. Elle peut partager avec elles à demi-mot certains sentiments, certaines aspirations, s’abandonner aussi, non sans ironie, au bavardage à propos de la vie quotidienne, se défouler de la tension à laquelle la soumet son activité de poète. (C.M.)

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